Mercredi 11 avril
Enzo me téléphone à cinq heures du matin. Papa a été assassiné cette nuit. Le procès s’est achevé à 2 h du matin. A 2h30 il a été exécuté. Maman a appris la nouvelle par Ali Razavi, Karim n’en savait rien. A présent Karim cherche un endroit où enterrer papa.
[En fait, les choses se sont passées différemment. Le procès de papa a commencé à 19h30, à 19h37 il était achevé. En l’espace de quatre heures, onze personnes en tout ont comparu devant le tribunal révolutionnaire. A deux heures du matin, on leur a lu la sentence. A deux heures trente ils ont été exécutés. J’ai appris les détails très graduellement. A Paris, il semblerait que quelqu’un (un des amis de Saideh? Ali Razavi?) a prévenu maman que le procès de papa était en cours et de faire quelque chose. Toute la nuit, maman, Saideh, ima Sajed et d’autres amis ont essayé d’avoir des détails. Maman téléphone à Karim qui dort sur ses deux oreilles, tout à fait tranquilisé par les propos du fils Khomeiny et d’un certain ayatollah Montazéri qui lui ont assuré que papa ne courait aucun risque, que Kh. ne voulait pas sa mort, que pas un cheveu de sa tete ne serait touché. Karim, ébranlé par le coup de fil de maman, appelle la prison de Qasr d’où on lui dit qu’il ne se passe rien, que papa va bien, que tout ça c’est des rumeurs. Papa était déjà mort. Maman m’a dit que quand le petit Hassan lui a répondu au téléphone, il pleurait et qu’il avait sans doute déjà appris la nouvelle par le mojahheddin du coin, qu’il n’avait sans doute pas le courage de le dire à Karim. Karim se tranquilise puis, à sept heures du matin, il écoute la radio et c’est par la radio qu’il apprend, pauvre, que papa a été exécuté dans la nuit. Il téléphone à Saideh, lui dit d’une voix brisé “c’est fini, ils l’ont assassiné.” Il parle ensuite à maman qui appelle Enzo à Turin. A cinq heures, Enzo me téléphone. Maman voulait qu’il parte immédiatement , en fin de comptes ils décident qu’il vaut mieux m’appeler car je risque d’apprendre la nouvelle par la radio. Enzo quitte immédiatement Turin. Je parle à maman. Elle ne pleure pas, moi non plus. Nous n’avons pas de voix, rien à nous dire. Bianca me Prépare le café, reste à coté de moi. Je lui dis c’est drole. Je suis presque soulagée. L’incertitude est devenue certitude, c’est tout”. Le plus curieux c’est que maman, au téléphone dimanche, avait affirmé qu’elle agirait dès que le procès était commencé. Elle n’imaginait pas qu’il durerait sept minutes et demie. Enzo arrive à Vada à 10h, il est pale et muet. Il n’essaye meme pas de me consoler. Nous allons voir le curé qui me promet une entrevue avec l’éveque, peut-etre meme avec le pape. J’écris de lettres: au président de la république, à Eugenio Scalfari, directeur de Repubblica. Elles resteront sans réponse.
Beaucoup plus tard, en ce début de mois de juillet en lequel j’écris, maman me dit qu’on a demandé à l’ayatollah Khalkhali , président du tribunal révolutionnaire , s’il avait signé de sa main la sentence de mort de papa. Il a dit que non, qu’il s’est meme opposé à cette mort. C’est Kh. lui-meme qui a signé. On a autorisé papa et un autre militaire à mourir sans etre bandé et couvert de ces horribles pancartes où on inscrit tous les crimes. En fait Enzo me raconte à son retour de Paris, le 20 juillet, que papa n’a meme pas été mis au poteau dans la cour de Qasr. Il a été tué de deux balles, l’une dans le coeur, l’autre dans le cou, à l’intérieur de la cour de la prison, dans la salle où les autres condamnés attendaient leur tour, sans doute par un de ces gamins que l’on voyait à la télévision ricaner sur le corps de Hoeyda. Cela transforme la chose en assassinat. Il n’y a meme plus un simulacre de légalité. J’ai pensé alors et je l’ai dit à Enzo qu’avec le procès et la mort de papa, les deux extremes de l’évolution humaine s’étaient rencontrés: à un bout le singe, à l’autre l’homme dans sa perfection, miracle de millénaires d’affinement , de toute une vie de souffrance et de renoncements personnels. Le singe a détruit l’homme en l’espace de quelques secondes. Il n’a pas fallu plus que cela. Cela devrait faire réfléchir. Où donc l’espoir dans l’humanité? Papa détestait l’humanité parce qu’il craignait le singe et, pourtant, il devait y croire puisqu’il s’est efforcé toute sa vie d’arriver au miracle de la perfection et il y est arrivé dans la mesure ou c’est possible. Il devait y croire, à moins qu’il n’ait voulu échapper au singe(au reptile, disait-il) en lui-meme. Ces gens qui l’ont tué sont la négation de l’espoir, ils représentent la volonté de suicide de l’humanité et l’expriment à travers l’Islam.]
Les chefs d’accusation contre papa ont été les suivants : d’avoir encouragé la corruption sur cette terre, d’avoir taché ses mains du sang de milliers d’iraniens. Dans les journaux ils ont dit que papa a été arreté en état de fuite. Les journaux l’ont appelé “bourreau” et naurellement “traitre”, ils l’ont accusé d’avoir agi contre la volonté des iraniens. Lors de son procès, alors que les juges lui parlaient en arabe, papa leur a dit qu’il ne les comprenait pas, ne connaissant pas l’arabe. Ils ont traduit le mot “corrupteur de la terre”. Papa leur a dit “vous ne savez pas ce que vous dites: Toute ma vie j’ai combattu la corruption.” Je crois qu’il n’a rien dit d’autre. Qu’avait-il à ajouter, d’ailleurs? Il y a ces merveilleuses photos de procès. Elles sont terribiles aussi. Il a l’air surpris, il a du etre surpris, qu’on l’accuse de corruption. Il est tout à fait droit sur sa chaise, et ce regard fier et doux à la fois, très lointain. Boby disait qu’il avait l’air de regarder “au-delà” de ses juges et, je suppose, des hommes, du monde. La mauvaise foi: combien de fois papa s’est insurgé contre elle. Cette fois-là, le 10 avril, lors de ce fameux procés. Il ne s’est pas insurgé. Il a du comprendre que la mauvaise foi est inévitable, nécessaire meme pour couvrir le crime, justifier l’injustice., la cruauté, le désir de vengeance. Il le savait déjà, mais je crois que jamais auparavant il n’en avait eu la confirmation de manière aussi éclatante.
Jeudi 12 avril
Parle à maman ce matin. Elle me dit des choses terribiles. Kh. aurait déclaré: “toute une génération d’hommes doit disparaitre dans ce pays et leurs fils avec eux si nécessaires, puisque leur sang est corrompu. Trois mois ne suffiront pas pour les extirper”. En attendant, nous ne trouvons pas une sépulture pour papa.
[Cette histoire de sépulture a duré jusqu’à samedi. Les autorités ont dit à Karim qu’il vaudrait mieux ne pas retirer le corps de la morgue car il risquait d’etre dépecé pas la foule. En fait, la radio ne cessait de pousser la foule au déchainement contre ces pauvres cadavres. Toute la journée, parait-il , toutes les transmissions avaient pour but de dévoiler les crimes des onze exécutés, encourageant la foule à aller s’approprier des corps et à en disposer pour empecher qu’ils ne souillent la terre de la sépulture. Karim n’a donc pas osé retirer le corps, il n’a pas voulu le voir non plus. Djehanguir l’a vu. Pendant les journées qui ont suivi, Karim et Djehanguir ont couru d’un cimetière à l’autre pour obtenir un lopin de terre. Les autorités disaient “où que vous le mettiez, on le retrouvera”. En fin de comptes, nous avons pensé à l’incinération. Il y avait un autre problème grave: papa n?était pas circoncise t si cela se savait, c’était la tragédie dans la tragédie. L’incinération était donc la réponse à tous nos annuis. Pourtant dès que Karim a averti les autorités de son intention, un règlement a été promulgué – le samedi – interdisant l’incinération comme étant contraire aux lois de l’Islam. Nous craignions vraiment de ne pouvoir enterrer papa. Nous avons tous passé des journées de cauchemar. Comme si la mort de papa ne suffisait pas à assouvir la haine et le désir de vengeance de ces gens. Ils ont voulu persécuter jusqu’à son cadavre. En fin de comptes Karim a obtenu un lopin de terre appartenant à une parente de sa femme. Il a été dans la nuit chercher le corp de papa, il l’a fait laver à Behecht–Zahra après avpor soudoyé le laveur de morts pour qu’il ne cherche pas à connaitre l’identité de papa et, dimanche à cinq heures trente, il a été enterré à Em.Z.Gh. , dans un coin tranquille avec des arbres. Enzo et moi avons beaucoup réfléchi à cette histoire, en particulier au fait que les autorité avaient proposé d’enterrer, elles, les exécutés dans un coin de Béhécht-Zahra. Nous sommes arrivéz à la conclusion qu’on voulait créer – sous prétexte de la sécurité de ces corps (ahurissante histoire) – un “cimetière de l’infamie” qui servirait le cas échéant aux déchainements populaires, Vilaine, sordide et cruelle histoire qui en dit long sur la mentalité de ce peuple].
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